Première image : Sur un mur à Mexico en 1960 une jolie femme m’invite à déguster une célèbre boisson gazeuse avec ce slogan « Goce la vida, tome Coca Cola ». Je vérifie le sens de l’argument sous-tendant cette invitation et le dictionnaire m’indique :
Gozar = Enjoy : jouir ou plutôt jouir de quelque chose ou bien se réjouir de …
Il fallait donc comprendre : « prenez plaisir à, réjouissez-vous de, ou savourez la vie ».
II me sembla que l’habileté du message était d’associer une expérience heureuse (gozar) à la consommation (tomar) d’un produit qui serait non seulement comparable à d’autres « jouissances » mais serait lui-même créateur de plaisir. En somme on passait du « soyez heureux ET buvez » à « soyez heureux en EN BUVANT ou PARCE QUE vous buvez Coca-Cola ».
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Seconde image : A La Floresta (Uruguay) sur les rives du Rio de La Plata, vers 20H en Janvier 2016, les baigneurs sont encore nombreux mais des groupes se forment, des familles se réunissent. Que se passe-t-il ? Rien, on attend. Quoi exactement ? Une potion magique ? Non, tout simplement le coucher du soleil. Et au moment où paraît-il, on peut voir le fameux rayon vert… des dizaines de plagistes applaudissent à tout rompre. Qu’est-ce qui justifie cet enthousiasme ? Rien si ce n’est la disparition du soleil dans les eaux de l’estuaire. Une représentation quotidienne, un spectacle gratuit et gratifiant, une célébration quasi mystique.
Si le « Fabricateur Souverain* » a bien créé le monde, on le remercie: « Que tes œuvres sont belles !». Si l’on est plus matérialiste, on s’extasie tout simplement devant la magnificence du spectacle. Dans tous les cas il y a expression du Plaisir ou de la Joie.
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Ces deux images n’ont à priori aucun rapport. Elles sont même antinomiques. Quel rapport en effet entre cette jolie femme souriante à la vie qui m’incite à consommer et me promet un rêve à ma portée et cette émotion collective à laquelle je participe face à ce don, ce spectacle banalement naturel mais somptueux ?
Le point commun ? La jouissance. Celle à venir, à concrétiser dans un cas, une jouissance immédiate ( « live » dirions-nous aujourd’hui) dans l’autre.
Les champions du marketing ont des idées géniales (parfois) et des stratégies efficaces (souvent) et il arrive que leur intention commerciale avérée nous interpelle aussi parce que le slogan touche des éléments essentiels de la vie.
A partir de ces images on pourrait se demander s’il y a une hiérarchie dans les manifestations de la jouissance. En effet, on dit souvent: « j’ai envie de… ». On dit parfois « je désire ». Mais plus rarement on reconnaît un état de bonheur. Enfin on peut accéder à quelque chose de plus intense que le plaisir et plus concret que le bonheur : la Joie, qui ne se décrète pas mais demeure l’accomplissement le plus désirable.
Dans le cadre restreint de cette réflexion, laissons aux psys et autres médecins de l’âme le soin de nous expliquer, qualifier et différencier ces mécanismes du désir et analyser l’influence du plaisir sur nos conduites. Limitons nous à observer notre capacité à savourer ce que nous considérons comme les bonnes choses de la vie, ce qui facilite ou perturbe notre « savoir goûter »
Parmi les conditions (nombreuses) permettant d’atteindre plus facilement le plaisir sous toutes ses formes, il me semble utile d’en retenir deux : l’Attente et l’Attention.
L’Attente du plaisir crée un climat et permet un accueil au même titre que l’attente de l’être aimé constitue déjà un acte d’amour. Sachons pourtant reconnaître qu’il existe une tension bénéfique comparable au fantasme. J’imagine un voyage, une rencontre, un spectacle un événement heureux et mon plaisir commence déjà. Cette attente amène à situer le temps du plaisir. Comme l’écrivait récemment un ami « le passé c’est l’histoire, l’avenir c’est le mystère, le présent c’est un cadeau ». Et c’est pour cela que le « présent » est synonyme de « cadeau ». Il arrive que la réalisation d’un projet se révèle décevante mais si le projet est conforme à l’attente, il se déguste et se savoure dans le présent qui est le temps naturel du plaisir.
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Pour jouir de ce présent l’Attention apparaît comme indispensable. Il est nécessaire en effet que tous nos sens soient mobilisés pour apprécier le cadeau que m’offre la nature ou l’art et tout ce qui sollicite mes sens (couleurs, bruits, goûts, parfums..), pour prendre le temps de regarder, d’écouter, de sentir, de goûter… Peut-être faut-il aussi se limiter à une jouissance à la fois pour concentrer son attention. Le plaisir réclame l’exclusivité. Il est courant cependant de voir des enfants ou des adultes accrochés à leur tablette numérique tout en répondant à un appel téléphonique, ou rédigeant un texto alors que l’appareil TV offre ses propres images et informations. Peut-on dans ces conditions « savourer » quoi que ce soit ? Il est clair aussi que je n’apprécierai pas à sa juste valeur le coucher de soleil ou même un Coca-Cola si mon esprit est sollicité par un problème à résoudre d’urgence ou s’il est envahi d’inquiétude parce que je viens de recevoir une mauvaise nouvelle.
Même l’émotion créatrice qui fait grandir (l’enfant qui découvre qu’il sait marcher, l’étudiant qui vient de réussir un concours, l’artiste ou l’artisan qui viennent d’achever une œuvre ou la fabrication d’un objet) peut être perturbée par une distraction parasite. Bref j’apprécie mieux l’opus 100 de Schubert si je l’écoute seul dans ma chambre que dans mon bureau encombré de documents à traiter.
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Toujours en rapport avec cette disposition à recevoir le cadeau « hic et nunc», Simone Adolphine Weil la philosophe, accorde à l’attention une valeur capitale : « il n’y a qu’un seul péché, dit-elle, le manque d’attention. Cette attention aux autres, à soi-même (méditation) ou à Dieu (prière), qui permet aussi d’accueillir le plaisir »
A cet égard on peut regretter que le terme « péché » soit devenu avec le temps culpabilisant dans les principaux monothéismes, alors qu’il signifie originellement « manquer sa cible ».
La Vertu serait donc de« viser juste ». Et viser juste consiste non pas à condamner mais à distinguer le vrai du faux, discerner ce qui fait grandir l’âme de ce qui l’avilit ou l’abaisse ; et notamment « le plaisir juste » qui devient facteur de paix. Certes, il peut arriver qu’un homme apparemment heureux se comporte de façon injuste ou cupide mais la méchanceté ou le crime sont la plupart du temps du côté des frustrés du désir/plaisir ou des assoiffés du pouvoir.
En guise de conclusion je dirais qu’il est sans doute inutile de chercher l’unique recette du bonheur mais qu’il est bon d’accueillir le plaisir et de considérer qu’il contribue à nous rendre plus vivants, qu’il est un moyen de grandir en ouverture et en bienveillance vers les autres.
Martin Cognito