Douze
Douze. Comme les douze mois de l’année, les douze Césars, les douze signes du zodiaque, les douze coups de minuit … C’est également la douzième newsletter à paraître. Décembre, le douzième mois, est surtout celui consacré aux grandes fêtes conviviales où l’art de recevoir sera le plus durement mis à l’épreuve. Contrairement aux douze chevaliers de la table ronde qui possédaient grande science et nobles façons en les moult us de l’art à traiter le commensal, moi, pauvre tabellion descendant direct d’une longue lignée de coolies, mes lacunes en la matière sont si affligeantes que j’ai dû bien évidemment puiser aux sources du sacro-saint savoir vivre à la française que l’anglois a savamment pillé en plaçant ici et là quelques différences mesquines quant à la manière de dresser une table ou servir le convive.
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A la cour du bon Roi Louis.
Avant-hier, dans mes pérégrinations gougueliennes, je suis tombé sur un petit opuscule numérisé intéressant, in-octavo de vélin, an VII du 1er prairial, mouillé à l’encre bistre au titre prudhommesque mais embué par la mélancolie venteuse des halliers chouans : «L’art de recevoir ou Souvenances des bons conseils de Louis le XVIe, celui à qui l’on décolla furieusement le chef mais grand esprit incompris, passionné par les sciences autant qu’en les misères humaines, luminaire flamboyant quant aux manières de bien se tenir ». La page frontispice était ornée d’enluminures extravagantes, miniatures picturales fines où l’art millénaire des Perses devenait soudain salmigondis rupestres.
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L’auteur, un certain Arnault Jacques de Abedeau, y relatait ses mémoires de cour, bohème versaillaise, errances d’un noblaillion vouant un culte à l’inutile : « Un jour que je comptais en ces lieux voir le Roi à l’envi, l’entendre, lui parler et m’instruire par ses soins, il apparut, perruque flamboyante ornée d’un diadème qui rutile, bajoues gonflées de joie de vivre, face nimbée comme une image sainte. De sa marche éclatante, talon haut tonitruant où claquaient, sur le parquet de majesté, les entrelacs de lames en bois poli, il me tendit sa main semblable à une perche salvatrice où je pus contempler, dans un rapide baisemain et malgré mon strabisme, une pleine gantée de doigts fins bagués de rubis. Louis notre Roi ouvrit la bouche et dit : Alors Monsieur de Abedeau, faites-nous donc part de ces bons mots dont bruissent la cour !
– Sire, répondis-je la voix pleine de pudeur candide, j’avais l’heur de vous ouïr sur les choses d’importance, de celles qui transforment un laquais de ferme en chevalier de seigneurie.
– Alors écoutez bien : A table, on ne dit jamais « bon appétit !», pas plus qu’on ne lance à la face de quelqu’un un vulgaire « bien le bonjour ! » mais l’on s’attachera à dire « Que la place m’est heureuse à vous y rencontrer. » On ne prendra pas non plus le verre à eau pour le verre à vin et quand bien même cette liqueur sanguine nous serait interdite, le versa serait tout aussi vice. On attendra l’invite du maître ou de la maîtresse de maison, les mains bien à plat sur la table. Avant la première fourchetée au palais l’on évitera, goujaterie suprême, à humer du groin la saveur d’un plat comme font les gueux devant leur brouet infâme. Nul ne soufflera non plus le fumet brûlant ou fera grand aise de ses borborygmes. On servira d’abord les dames, n’en déplaise aux féministes enragés pour qui la galanterie n’est que crypto masochisme. Si le service comporte grand nombre de couverts, on s’assurera à les dresser de noble façon sur nappes que l’on saura bien longues et épaisses et qu’au moins elles servent à s’essuyer les mains ou éponger les graisses et autre coulis versés par quelque main malhabile. Et l’on usera, Monsieur, toujours de l’ustensile le plus distant de l’assiette, couteau en dextre et fourchette en senestre et n’oubliez oncques cela, de Abedeau, ce serait pour vous et vos suivants un déshonneur suprême, ne posez jamais un coude sur l’ais royal de crainte que l’on ne demande de vous voir bâfrer au chenil. Monsieur de Abedeau, un dernier conseil, ayez bien en déplaisir de singer l’Anglois dans ses perfidies : pas le bout de pique des fourchettes qui menacent le ciel, toujours la rotonde concavité de la cuillère bien visible ! ».
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Les années Beatnik
La simple évocation de ces remontrances royales collectées avec la superbe du gentilhomme plein d’altruisme contemplatif fut pour moi comme boire au goulot d’une cuvée rare, celle de la quintessence du savoir vivre. Mon œil encore valide se bruina du chagrin des remords passés et me voilà, radotant de vieux souvenirs ineptes, la barcasse de mon âme remontant les flots impétueux de nos jeunesses rebelles : 1978, la pleine période Beatnik. Nous mangions, quarteron de musiciens en retraite, à même l’herbe le poulet gras rôti. La peau gluante de cette volaille collait à nos doigts terreux, des débris mâchés de la chair blanche s’évadaient de nos bouches nonchalantes et dévalaient le toboggan de nos barbes hirsutes semblables à un filet chaland où les restes s’accrochaient aux poils barbelés ; ce garde manger naturel était alors, en conformité avec nos aspirations écologiques, tout entier dédié aux habitants de passage : fourmis, cloportes, mouches, cancrelats et arachnides, toute cette faune nocturne, ces insectes de foire se pressaient à la cantine gratuite dans la cacophonie cauchemardesque de nos apnées de nuit. Et voilà qu’au petit matin, les pieds s’imbibant de la rosée du parc, nous étions redevenus des bêtes levant, avec une force simiesque et le brame du cervidé mâle, un poing vengeur pour la reconnaissance au droit à ne rien faire et à tout dire.
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Aux frais de la princesse
Quelle déchéance ! Que cette homélie pédante du sieur Abedeau ne me fût plus tôt apprise, combien de ces embarras fâcheux aurais-je pu éviter ! Dois-je vous narrer dans le détail, puissante gêne et grande déconvenue je vécus, à la table, presque seigneuriale, d’un représentant de la république française au cours de l’un de mes séjours dans une capitale fantasque ? Mes camarades et moi, après un concert, étions invités à déjeuner dans l’ambiance un rien somptuaire d’un consul. Armoiries gravées sur l’échine de chaque couteau, cuillère, fourchette gravitant par paire ou en triolet autour d’assiettes flanquées d’un duo typographique de majesté : RF. Ces deux lettrines brasillantes qui allaient connaître le contact crissant et indélicat de nos manœuvres obtuses. Monsieur Gonzague, beau diplomate, hôte attentionné mais attentif, observa notre gaucherie avec un « Ah les jeunes ! » de compassion. Mon voisin de table, batteur de jazz surdoué mais manchot des deux bras dès qu’il s’agissait de saisir deux ustensiles de métal servant à maintenir et découper un met avec dignité. Une fourchette ? Et le voilà qu’il empoigne plutôt une fourche ! Le couteau ? Mais dites-moi, n’est-ce pas une épée que vous agitez là ? Et l’autre là, contrebassiste bougon, à garder ses Ray-ban et son Weston à table et mettre son nez dans le plat sitôt posé, j’avais envie de lui balancer un « Alors dis donc ? ça sent bon ? ». Le chanteur fut plus crédible, éducation lyrique peut être, conservatoire endimanché sûrement, il prit la bonne pose, couteau à droite, fourchette à gauche et manche caché, les bras frôlant à peine la nappe, pieds en retrait, mais le drôle, au potage, avait la chevelure bien longue et à chaque lampée bruyante synchronisée par de grands « slurlurlurlurp », les deux franges de sa filandreuse tignasse faisaient du balai brosse à la surface d’une majestueuse assiette creuse !
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Les conseils avisés d’une mère
Je m’efforçais de mon côté, en bon soliste, de sauver l’honneur de la race musicienne en appelant à la rescousse ce fantastique organe de bulbe mou et le rappel de mes mémoires enfantines se fit sans tarder : je revis ma tendre mère, en sortie familiale, m’éveiller aux bons usages un rare jour de restaurant huppé . « Tiens toi-correctement, sans coude sur la table ! Ne parle pas la bouche pleine ! Couteau à viande pour la viande ! Ne confond pas la fourchette à dessert et la fourchette à salade et ne découpe jamais cette dernière ou même un œuf avec un couteau quel qu’il soit ! Tu trancheras ton pain à la main et le morceau ira tout entier dans ta bouche sans faire de miettes ! Tu découperas ton fromage avec lame ajourée, dentelée et embout fourchu ; tu déposeras ce haut produit de fermage sur un morceau de pain préalablement découpé ! Ton foie gras, ce n’est pas un vulgaire pâté qu’on étale, on le met d’abord en bouche avant d’y inviter un toast ! Tu ne croqueras les fruits que chez toi, mais à table de convives ceci t’est défendu, il conviendra de les éplucher et les découper avec les ustensiles appropriés ! En cas de doute, observe ton hôte ou tes voisins les plus nobles ! Tu serviras ou laisseras d’abord servir les dames et tu ne te placeras jamais en face d’une femme mariée dont le mari est absent !».
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Cash-Center : « Au bon décorum »
Pour les fêtes de fin d’année, je dois inviter douze personnes qui s’annonceront comme autant de jugements derniers de la bien séance attitude. J’ai pu dénicher à Cash-Center, mon supermarché favori, la panoplie complète pour transformer et décorer le plus parfaitement la tablée festive : nappes composées, chemins de table racés, rubans parcheminés, vaisselle poinçonnée, photophores aux chaleureuses luminescences colorées.
Je rêvassais, du haut de mon studio 12 m², devant ma table aux rallonges déployées où s’étalera ce grand décorum voluptuaire. J’accueillerai, à la mansarde de ma tour, le convive noblement mais demeurerai alerte et implacable envers les vilains de tout acabit ; mon regard sera celui d’une gorgone ou de Méduse, le pauvre attablant maladroit qui aura le malheur de mal s’y conduire, d’une oeillade torve, se changera en pierre et ira compléter ma collection de statuettes en verre prenant la poussière au second étage d’un vaisselier formica copeaux pressés, l’unique meuble d’importance qui puisse royalement trôner entre l’armoire à balais et le cagibi.
Me voilà aujourd’hui, devant les bien ornés étals de Cash-Center, bouffie de joie, emplissant, à vil prix, mon caddie d’articles auréolés du prestige des gloires passées, celles qui feront de moi, pauvre manant des bonnes manières, un grand Duc de l’art de vivre.
JM Lovermind
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